dimanche 27 août 2017

Ce silence qui devait ne plus jamais nous abandonner

Entre nous le silence s'étendait, à peine interrompu par quelques phrases banales : — Veux-tu du vin, du pain ? encore un peu de viande ? — je voudrais pouvoir décrire la qualité de ce silence qui s'établit ce soir-là entre nous pour ne plus jamais nous abandonner. C'était un silence insupportable parce que totalement négatif, fait de la suppression de tout ce que j'aurais voulu dire et que je me sentais incapable d'exprimer. Le définir un silence hostile serait inexact. Il n'y avait pas d'hostilité entre nous, tout au moins de ma part, mais seulement de l'impuissance. J'avais besoin de parler, j'avais tant de choses à dire et en même temps je sentais que désormais les mots étaient inutiles et que je n'aurais su trouver le ton convenable. Je me taisais donc, non certes avec la sensation détendue et tranquille d'un homme qui n'éprouve pas le besoin de parler, mais de celui dont l'esprit bouillonne de choses à dire et en est conscient mais qui se heurte en vain contre cette conscience comme contre les barres de fer d'une prison. Il y avait plus encore : je sentais que ce mutisme si intolérable était cependant pour moi l'état le plus favorable. Et qu'en le rompant, même de la façon la plus adroite et bienveillante, je risquais de provoquer des explications plus intolérables encore, si c'était possible, que ce silence lui-même.

Le Mépris, Alberto Moravia (1963)

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