jeudi 10 avril 2014

La perfection, ami, n'est pas faite pour nous

"Par-delà bien et mal" a rejoint l'étagère Philosophie, et je peux désormais changer de sujet et de style, puisque le prochain ouvrage à noircir ces colonnes sera un le roman d'Alfred de Musset, "Confession d'un enfant du siècle".

Du Romantisme, et un personnage principal un poil sentimentaliste, en train de construire son expérience relationnelle : ce roman s'apprécie sans doute d'avantage à 18 ans.

J'en reproduirai cependant dans les semaines à venir des passages (mouvement entamé un peu plus tôt), notamment cette tirade de l'expérimenté Desgenais au jeune Octave, désespéré après la découverte de l'infidélité de sa "maîtresse".


Où il est question de "perfection"
(en tant que concept générique... mais en des termes qu'on pourra également appliquer aujourd'hui aux corps parfaits qui peuplent publicités et papiers glacés)


« Octave, me dit-il, d'après ce qui se passe en vous, je vois que vous croyez à l'amour tel que les romanciers et les poètes le représentent ; vous croyez, en un mot, à ce qui se dit ici-bas et non à ce qui s'y fait. Cela vient de ce que vous ne raisonnez pas sainement, et peut vous mener à de très grands malheurs.
Les poètes représentent l'amour, comme les sculpteurs nous peignent la beauté, comme les musiciens créent la mélodie : c'est-à-dire que, doués d'une organisation nerveuse et exquise, ils rassemblent avec discernement et avec ardeur les éléments les plus purs de la vie, les lignes les plus belles de la matière et les voix les plus harmonieuses de la nature. Il y avait, dit-on, à Athènes une grande quantité de belles filles ; Praxitèle les dessina toutes l'une après l'autre ; après quoi, de toutes ces beautés diverses qui, chacune, avaient leur défaut, il fit une beauté unique, sans défaut, et créa la Vénus. Le premier homme qui fit un instrument de musique et qui donna à cet art ses règles et ses lois, avait écouté longtemps, auparavant, murmurer les roseaux et chanter les fauvettes. Ainsi les poètes, qui connaissaient la vie, après avoir vu beaucoup d'amours plus ou moins passagers, après avoir senti profondément jusqu'à quel degré d'exaltation sublime la passion peut s'élever par moments, retranchant de la nature humaine tous les éléments qui la dégradent, créèrent ces noms mystérieux qui passèrent d'âge en âge sur les lèvres des hommes : Daphnis et Chloé, Héro et Léandre, Pyrame et Thisbé.
Vouloir chercher dans la vie réelle des amours pareils à ceux-là, éternels et absolus, c'est la même chose que de chercher sur la place publique des femmes aussi belles que la Vénus, ou de vouloir que les rossignols chantent les symphonies de Beethoven.
La perfection n'existe pas ; la comprendre est le triomphe de l'intelligence humaine ; la désirer pour la posséder est la plus dangereuse des folies. Ouvrez votre fenêtre, Octave ; ne voyez-vous pas l'infini ? ne sentez-vous pas que le ciel est sans bornes ? votre raison ne vous le dit-elle pas ? Cependant concevez-vous l'infini ? vous faites-vous quelque idée d'une chose sans fin, vous qui êtes né d'hier et qui mourrez demain ? Ce spectacle de l'immensité a, dans tous les pays du monde, produit les plus grandes démences. Les religions viennent de là ; c'est pour posséder l'infini que Caton s'est coupé la gorge, que les chrétiens se livraient aux lions, que les huguenots se jetaient aux catholiques ; tous les peuples de la terre ont étendu les bras vers cet espace immense, et ont voulu le presser sur leur poitrine. L'insensé veut posséder le ciel ; le sage l'admire, s'agenouille, et ne désire pas.
La perfection, ami, n'est pas plus faite pour nous que l'immensité. Il faut ne la chercher en rien, ne la demander à rien : ni à l'amour, ni à la beauté, ni au bonheur, ni à la vertu ; mais il faut l'aimer, pour être vertueux, beau et heureux, autant que l'homme peut l'être.

Alfred de Musset, La Confession d'un Amant du Siècle (1836)

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