vendredi 11 décembre 2009

un espace fait de solitude et d'oubli

"The best films are like dreams you're never sure you've really had"
C'est ce que disait un peu plus bas le personnage interprété par Tilda Swinton dans "the limits of control"... En l'occurence, je trouve que ça vaut aussi pour les romans.
En guise d'illustration, voici un (premier) extrait de Cent ans de Solitude, qui d'ailleurs rappelle certaines images d'"Aguirre ou la Colère de Dieu".


Les premiers jours, ils ne rencontrèrent aucun obstacle majeur. Ils empruntèrent le rivage caillouteux pour descendre jusqu'à l'endroit où des années auparavant, ils avaient découvert l'armure du guerrier, et de là, s'engouffrèrent dans les bois par un sentier d'orangers sauvages. Au bout de la première semaine, ils tuèrent et firent rôtir un cerf mais se contentèrent d'en manger la moitié et salèrent le reste pour les jours à venir. Cette précaution leur permettait de retarder le moment où il leur faudrait recommencer à manger du perroquet dont la chair bleue avait une âpre saveur de musc. Par la suite, pendant plus de dix jours, ils ne revirent plus le soleil. Le sol devint mou et humide, semblable à une couche de cendres volcaniques, et la végétation multiplia ses pièges, les cris d'oiseaux et le tapage des singes se firent de plus en plus lointains, et le monde devint triste à jamais. Les hommes de l'expérience se sentirent accablés par leurs propres souvenirs qui paraissent encore plus anciens dans ce paradis humide et silencieux, d'avant le péché originel, où leurs bottes s'enfonçaient dans des mares d'huiles fumantes et où ils s'acharnaient à coups de machette sur des lis sanglants et des salamandres dorées. Pendant une semaine, presque sans échanger une parole, ils progressèrent en somnambules dans un monde de désolation, à peine éclairés par la faible réverbération d'insectes phosphorescents, et les poumons oppressés par une suffocante odeur de sang. Ils ne pouvaient revenir en arrière car le chemin qu'ils ouvraient se refermait aussitôt sur leurs pas, étouffé par une végétation nouvelle qu'ils voyaient presque repousser sous leurs yeux. "N'importe, disait José Arcadio Buendia. L'essentiel est de ne jamais perdre le sens de l'orientation." Se fiant toujours à la boussole, il continua à guider ses hommes en direction du nord invisible, jusqu'à ce qu'ils réussirent à sortir de cette contrée enchantée. Ce fut par une nuit épaisse, sans étoiles, mais les ténèbres étaient impregnées d'un air pur, nouveau. Epuisés par leur longue marche, ils suspendirent lerus hamacs et dormirent à poings fermés pour la première fois depuis deux semaines. Quand ils se réveillèrent, le soleil était déjà haut: ils restèrent stupéfaits, fascinés. Devant eux, au beau milieu des fougères et des palmiers, tout blanc de poussière dans la silencieuse lumière du matin, se dressait un énorme galion espagnol. Il penchait légèrement sur tribord et de sa matûre intacte pendaient les vestiges crasseux de sa voilure, entre les agrès fleuris d'orchidées. La coque, recouverte d'une carapace uniforme de rémoras fossiles et de mousse tendre, était solidement encastrée dans le sol rocheux. L'ensemble paraissait s'inscrire dans un cercle coupé du reste du monde, un espace fait de solitude et d'oubli, protégé des altérations du temps comme des us et coutumes des oiseaux.



Cette image d'un navire perché au sommet d'un arbre est la première que j'ai vue du film de Werner Herzog... Et j'ai tout de suite su que ce j'adorerais ce film (un peu comme quand on entend 10 secondes de labradford)

100 ans de Solitude, Gabriel Garcia Marquez (1965)
Aguirre ou la Colère de Dieu, Werner Herzog (1972)

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